Pour sa séance du 19 janvier 2021, le Club d’Iéna a accueilli une invitée exceptionnelle, Mariya Gabriel. Lors d’un échange avec quatre personnalités universitaires de premier plan, la commissaire européenne à la jeunesse, l’éducation, l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation a détaillé ses ambitions en matière d’investissements, de dispositifs innovants et de synergies entre les acteurs.
Le salut de l’enseignement supérieur et de la recherche viendra-t-il de l’Europe ? En introduction de l’événement animé par Théo Haberbusch, directeur de la rédaction de News Tank, le président du Club d’Iéna pose les principaux éléments du débat. « C’est l’échelle pertinente pour construire un projet académique et scientifique à la fois lisible et porteur de sens, original, qui se distingue des modèles américain et chinois », estime Louis Vogel, en rappelant que le poids relatif de la France parmi les dix plus grands producteurs de recherche diminue à mesure que celui des pays asiatiques augmente.
A l’image des Etats-Unis et de la Chine, qui articulent étroitement efforts de recherche et dynamique d’innovation, l’Europe pourrait davantage valoriser sa production scientifique. « De la même manière, l’échelle européenne offre une taille critique suffisante pour orienter la scène universitaire, indique Louis Vogel. Des succès ont été enregistrés, comme Erasmus, mais il est temps d’aller plus loin avec la création d’université européennes, en mutualisant les fonds communautaires. »
95,4 milliards € pour la recherche publique avec Horizon Europe
Les grandes priorités de la Commission européenne, détaillées par Mariya Gabriel, visent à répondre à ces enjeux majeurs. « La crise sanitaire le démontre, les investissements en recherche et enseignement supérieur sont plus que jamais stratégiques, précise la commissaire européenne. L’UE représente 7 % de la population mondiale mais 20 % des publications scientifiques. Nous avons donc un potentiel à mieux exploiter dans le nouvel Espace européen de la recherche et de l’innovation. » Premier signe encourageant, après des négociations serrées entre la Commission, les Etats membres et le Parlement européen en 2020 : le budget européen dote Horizon Europe de 95,4 milliards € (de 2021 à 2027), ce qui en fait « le programme d’investissement de recherche publique le plus élevé du monde ».
Du côté de l’enseignement supérieur, le programme Erasmus+ va voir son budget porté à 26,27 Md€ pour la période 2021-2027, soit une hausse de presque 80 %, accompagnée de l’objectif de financer les mobilités de 10 millions de personnes (contre quatre millions actuellement). Pour la commissaire européenne, « nous devons favoriser des programmes ESR plus inclusifs, plus innovants, adaptés aux enjeux des transitions économique et numérique, et orientés vers les bénéfices pour les citoyens ».
En septembre 2020, Mariya Gabriel a présenté son cadre politique via trois communications :
- redynamiser l’Espace européen de la recherche, avec Horizon Europe en figure de proue ;
- réaliser l’Espace européen de l’éducation d’ici 2025, avec notamment les 41 alliances d’universités européennes ;
- et déployer le plan d’action pour l’éducation numérique, en apportant des solutions concrètes aux citoyens.
Vers un Pacte pour la recherche et l’innovation
S’agissant de l’Espace européen de la recherche, la commissaire cite quatre « objectifs stratégiques » :
- Prioriser les stratégies, « en gardant l’excellence comme principe fondamental ».« Nous allons pour cela inviter les Etats membres à créer un forum de la transition qui nous permettra de travailler ensemble pour définir les directions où aller, les nécessaires investissements, et d’avoir une approche commune quand on décide d’investir » ;
- Améliorer l’accès à l’excellence, « en impliquant chaque pays, malgré les divisions entre les 15 États historiques et les 13 membres les plus récents, qui sont un fait ». « Nous devons rapidement faire quelque chose de plus. On parle d’un potentiel qui n’est pas exploité, de chercheurs qui doivent ressentir que l’Europe est leur maison. » ;
- Disposer de feuilles de route technologiques, « élaborées entre le monde académique et celui de l’industrie, pour identifier les sujets prioritaires comme l’économie circulaire, l’Europe climatiquement neutre d’ici 2050… » ;
- Approfondir les espaces de circulation, « pour mieux accompagner la carrière des chercheurs, favoriser leur accès à des réseaux et des formations et encourager la promotion des femmes dans la recherche».
« Nous avons un cadre qui fournit des possibilités de travailler à de plus grandes synergies entre les investissements nationaux et ce qui est proposé par l’Union européenne. Une nouvelle gouvernance sera mise en œuvre à partir d’un Pacte pour la recherche et l’innovation permettra la mise en œuvre des quatre objectifs, associée à des plans d’action et des indicateurs de suivi. »
Quel statut pour les futures universités européennes ?
Pour l’enseignement supérieur, les universités européennes, sélectionnées par la Commission européenne après deux appels à projets pilotes, composent le projet-phare des ambitions de l’Espace européen de l’éducation. « Aujourd’hui l’enseignement supérieur évolue très rapidement, appelant de profonds changements technologiques et structurels », rappelle Mariya Gabriel. La mutualisation des ressources, programmes et matériels pédagogiques est déjà largement engagée, tandis que le travail sur la reconnaissance des diplômes et l’interopérabilité a été initié. De plus, les alliances peuvent finalement intégrer la dimension recherche, si elles le souhaitent, ce qui n’était pas prévu initialement.
La réflexion reste à poursuivre sur le statut futur des universités européennes – une réflexion alimentée par les retours d’expérience des alliances, dont le projet-pilote est prévu pour trois ans.
« L’agenda de transformation de l’enseignement supérieur sera adopté d’ici la fin d’année, et une consultation publique sera prochainement lancée », annonce par ailleurs la commissaire européenne.
Plusieurs facteurs de succès pour les 41 alliances d’universités
Cette séance du Club d’Iena a également permis à plusieurs présidents et anciens présidents d’université d’évoquer les principaux enjeux européens avec Mariya Gabriel.
Yvon Berland, ancien président d’Aix Marseille Université (qui a obtenu le label “université européenne” pour son projet Civis), rappelle plusieurs bénéfices de cette alliance : « La prise de hauteur sur les grands enjeux de recherche, avec une approche par enjeu – santé, transformation numérique, mobilités, etc. – et l’établissement de partenariats avec des universités du bassin méditerranéen. Les alliances portent aussi un enjeu d’internationalisation du territoire, avec l’apport de cultures différentes ou l’accès des entreprises à des compétences diversifiées et exceptionnelles. »
Yvon Berland souligne aussi l’importance d’adopter des règles homogènes de fonctionnement entre Etats, avant de pouvoir ambitionner de constituer de véritables universités européennes.
Pour Mariya Gabriel, la dimension territoriale est l’échelle pertinente pour contribuer au dynamisme des alliances – et au bénéfice des deux parties : « Les régions sont conscientes des possibilités offertes pour nouer des partenariats, s’internationaliser et créer des écosystèmes ».
La Commissaire prévient que les alliances ne sont pas des « club fermés » et dit sa vigilance à ce qu’elles restent ouvertes.
En réponse à Yvon Berland, la Commissaire européenne reconnait aussi la nécessité de s’adapter à la crise sanitaire pour avancer dans les projets engagés : « La mobilité des étudiants et des personnels peut être en mode blended, avec des séjours physiques et des phases en distanciel. Il nous faut aussi répondre à la montée en puissance des cours en ligne, actuellement sans reconnaissance formelle ni standards communs. »
Elle annonce ainsi qu’elle proposera un cadre européen pour la reconnaissance des micro-qualifications, afin de remédier à l’absence actuelle de standards communs.
Autre priorité : le fait que les plateformes de cours en ligne qui dominent le marché aujourd’hui ne sont pas européennes. « C’est inadmissible », lance-t-elle.
Vers un meilleur équilibre entre recherche fondamentale, recherche collaborative et innovation
Patrick Lévy, président de la commission Europe de la CPU (Conférence des présidents d’université) et membre du board de l’EUA (European University Association), aborde les enjeux de recherche.
Soulignant l’importance du budget européen dédié et des dispositifs, il interpelle la Commissaire sur un sujet majeur : « L’équilibre entre les trois piliers – recherche fondamentale, recherche collaborative et innovation – va-t-il être fragilisé par les plans de relance qui risquent de favoriser les deux derniers ? » Sur ce point, Mariya Gabriel estime essentiel d’« établir une meilleure coopération entre le Conseil de la recherche (ERC) et le Conseil de l’innovation (EIC) et d’encourager les coopérations entre recherche fondamentale et écosystème de l’innovation ».
Pour favoriser la diffusion de l’excellence, la Commission mise sur le travail continu avec les Etats membres et la création de nouveaux mécanismes pour encourager leur participation aux réseaux ou consortiums déjà établis qui « fonctionnent comme des clubs fermés ». « Nous allons proposer un mécanisme financier pouvant aller jusqu’à 5 % du budget d’un projet pour qu’un consortium existant puisse s’ouvrir à ceux qui n’ont pas les mêmes capacités. »
Interrogée par Patrick Lévy sur les défis posés par l’open science en matière de souveraineté, la Commissaire européenne reprend l’idée que « le partage de données doit être aussi ouvert que possible et aussi fermé que nécessaire ». 2021 verra la définition d’une nouvelle approche globale pour la coopération dans la recherche, l’innovation et l’éducation.
« Cette année je compte proposer cette année une nouvelle approche globale pour la coopération dans les domaines de la recherche, de l’innovation, de l’éducation. Une approche que l’on n’a pas actualisée depuis dix ans, il est grand temps de le faire. »
Les défis à relever pour la science ouverte
C’est aussi sur le sujet de la science ouverte que Jean-Pierre Finance, ancien président de la CPU (Conférence des présidents d’université), a souhaité échanger avec Mariya Gabriel : « L’accès ouvert aux publications ne pose pas de problème de souveraineté mais de financement. La diversification des mécanismes de diffusion des résultats de recherche est une question très importante. La science ouverte est aussi un enjeu d’accès aux données de la recherche, avec des défis en termes d’usages et de protection. Un travail important est engagé sur l’open science cloud, mais il nous faut aller plus loin et plus vite dans la fourniture d’outils et de services à destination des chercheurs. »
Comme le rappelle la Commissaire européenne en réponse, « la science ouverte est le modus operandi choisi pour Horizon Europe, mais les données sensibles doivent être protégées. Il faut maintenant voir ce qui a été fait pour définir de nouvelles règles de gestion des données, en s’inspirant de retours d’expérience intéressants comme celui d’Inrae. » A ses yeux, les principaux enjeux concernent la confiance dans la validation par les pairs, le développement de l’accès des données pour favoriser une recherche de qualité, et leur rôle dans l’innovation. « Nous devons également engager une réforme du système de récompense du travail scientifique, fortement axé sur les publications dans des revues à fort impact. »
Mobilité des étudiants et des personnels : les nouvelles règles du jeu
Manuel Tunon de Lara, président de l’université de Bordeaux, positionne son propos autour de la mobilité étudiante. Préoccupé par la sortie du Royaume-Uni du programme Erasmus+, que le dispositif d’échange Turing ne peut suffire à remplacer, il rappelle que « les étudiants d’aujourd’hui qui ne vont pas bénéficier de cette mobilité sont les cadres et décideurs de demain. Comment combler ce fossé, qui risque de peser sur l’attractivité de l’Europe ? »
A cette question complexe, Mariya Gabriel recommande « une approche challenge-based. Le Royaume-Uni restera associé au programme Horizon Europe, et cette Europe à la carte (cherry-picking) que nous voulions éviter risque de se réaliser de manière implicite. Quel rôle pour les universités dans la recherche d’associations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ? »
Si Erasmus+ n’est ouvert qu’aux Etats membres, trois possibilités sont offertes aux pays tiers : Erasmus Mundus, le programme Jean Monnet, et l’extension de l’initiative sur l’éducation et la formation professionnelle. « Grâce à Erasmus+ et ces programmes complémentaires, nous pouvons affirmer l’excellence de nos universités et aller vers des chantiers fructueux de coopération. »
Le mot de la fin de cette séance très riche du Club d’Iena revient à Louis Vogel : « Il ressort de nos échanges que l’enjeu n’est pas de rattraper un retard mais d’actualiser un potentiel, en construisant des synergies, en décloisonnant et s’organisant pour obtenir les résultats attendus ».
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